CHAPITRE QUATORZE

 

Lorsque Qwilleran revint de l’aéroport, dans la camionnette des Cobb, il vit un dos énorme s’extraire d’une Volkswagen.

— P’tit Spooner ! s’écria-t-il, avez-vous terminé ?

— J’ai tiré une vingtaine de clichés.

— J’ai une idée. Avez-vous votre objectif grand angle ? Vous pourriez prendre une photographie de mon appartement pour montrer comment vivent les gens à Came-Village.

L’escalier gémit sous le poids du photographe. Après un bref coup d’œil à la haute stature et à l’étrange attirail du nouveau venu, Yom-Yom s’éclipsa promptement, tandis que Koko surveillait avec aplomb la suite des événements.

Comment pouvez-vous vivre dans un pareil anachronisme ? demanda P’tit Spooner, promenant un regard désapprobateur autour de la pièce.

On s’y habitue très bien, dit le journaliste, d’un air suffisant.

Est-ce là un lit ? On dirait un bateau funéraire sur le Nil. Ces brocanteurs sont de véritables pilleurs de cimetières. L’un d’eux voulait que je photographie un chat mort, trois donzelles, avec toute leur quincaillerie, se pâmaient sur des bijoux funéraires provenant d’une tombe inca.

— Vous manquez d’entraînement, dit Qwilleran, avec l’autorité d’un homme qui est dans le bain depuis trois jours. Les antiquités ont du caractère, un certain sens de l’histoire. Voyez ce chevalet, vous vous demandez à qui il a appartenu, quel livre il a supporté, qui en a poli le bois, un valet anglais, un poète du Massachusetts ou un professeur de l’Ohio ?

— Vous n’êtes qu’une bande de nécrophiles, soupira P’tit Spooner, complètement écœuré. Ciel ! Même ce chat, s’écria-t-il, en voyant Yom-Yom faire une entrée triomphale avec une petite souris morte dans la gueule.

— Veux-tu lâcher ça tout de suite ? cria Qwilleran, en bondissant sur ses pieds.

La chatte obéit et partit se cacher, en lui lançant un regard de reproche. Il ramassa la souris et alla la jeter aux toilettes.

Après le départ de P’tit Spooner, Qwilleran s’assit devant sa machine à écrire, sensible au silence inhabituel qui planait sur toute la maison, les chats dormaient ; la radio des Cobb était muette, Ben vaquait à ses occupations. En bas, la boutique était fermée. Quand la sonnette retentit, il sursauta. Il descendit ouvrir et se trouva devant un homme vêtu d’un costume gris.

— Excusez-moi de vous déranger, dit-il. Mon nom est Hollis Prantz. J’ai un magasin à côté. Je viens d’apprendre les mauvaises nouvelles. Je crois que Mrs. Cobb est partie.

— Elle est allée à Cleveland pour l’enterrement.

— Voici pourquoi je suis venu. C. C. avait mis quelques vieux appareils de radio de côté pour moi. Je pense pouvoir les vendre pendant la fête, demain. Mrs. Cobb sera certainement heureuse de s’en débarrasser.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil dans la boutique ?

— Oh ! les appareils ne sont pas dans le magasin. Cobb les gardait chez lui.

— Très bien, montons. Je vais vous aider à les chercher.

— Je peux me débrouiller seul. Je ne voudrais pas vous déranger.

— Nullement. J’ai besoin de me dégourdir les jambes.

Il surveilla le brocanteur, pendant qu’il faisait le tour de l’appartement, retournant sans cesse vers le bureau d’apothicaire, sur lequel se trouvaient des chandeliers, une chouette empaillée, des boîtes en étain et la radio des Cobb.

— Ce qui m’intéresse, dit Prantz, ce sont les pièces détachées anciennes, poste à galène, radio alimentée par batterie. Il n’est pas facile de s’en procurer. Eh bien, je suis navré de vous avoir dérangé pour rien.

— Je viendrai vous voir dans votre magasin, promit Qwilleran, en le raccompagnant.

Dès qu’il fut parti, il téléphona à Mary :

— Que savez-vous d’Hollis Prantz ?

— Pas grand-chose. Il est nouveau dans la rue. Il est spécialisé dans les antiquités… techniques !

— J’ai remarqué sa boutique. On dirait un atelier de réparation pour postes de radio ou de télévision.

— Il a des théories d’avant-garde.

— À quel sujet ?

— Sur la façon d’accélérer artificiellement le vieillissement des antiquités. Franchement, je n’ai pas encore pu décider s’il était un génie prophétique ou un psychopathe !

— Était-il en termes amicaux avec les Cobb ?

— Oh ! il essaie de se mettre bien avec tout le monde. Pourquoi ?

— Il vient de venir. Il m’a invité à lui rendre visite. À propos, êtes-vous jamais allée à la maison Ellsworth ?

— Non. Mais je sais où elle se trouve.

— Quand vous allez faire de la récupération, emmenez-vous Hepplewhite avec vous ?

— Mais je ne fais jamais de récupération ! Je ne m’intéresse qu’au XVIIIe siècle anglais.

Après cette conversation, Qwilleran se mit à la recherche de Koko.

— Viens, garçon, j’ai besoin de toi, dit-il, à haute voix.

Koko ne répondit pas, mais Yom-Yom fixait la troisième étagère des livres dans le bahut, ce qui signifiait qu’il était pelotonné derrière les biographies. C’était là que Qwilleran avait découvert Koko, pour la première fois, sur une étagère, entre la vie de Van Gogh et celle de Léonard de Vinci.

Il extirpa le chat de sa cachette et lui mit son collier. Koko ne l’avait pas porté depuis l’automne dernier, mais il le reconnut aussitôt et il se laissa faire, en ronronnant.

— Yom-Yom va garder la maison, pendant que nous jouerons au détective, lui expliqua Qwilleran.

Dès que la porte de l’appartement fut ouverte, Koko bondit comme un lapin vers le mobilier entassé sur le palier et avant que le journaliste ait pu le retenir, il s’était glissé au milieu des chaises, sous un buffet, autour d’un rouet et, sa laisse s’étant enchevêtrée, il tirait dessus pour aller sentir l’épi, caché au milieu de ce fouillis.

— Tu te crois malin, n’est-ce pas ? dit Qwilleran, en peinant pour libérer la laisse et sortir le chat.

Quelques instants plus tard, il entraînait un Koko récalcitrant chez les Cobb.

— C’est ici que nous allons commencer nos investigations.

Koko renifla d’abord un coin du tapis oriental élimé, avant d’y faire ses griffes. Puis, à la grande satisfaction du journaliste, il se dirigea directement vers le bureau d’apothicaire, ne s’arrêtant que pour se frotter le dos contre un seau à charbon en cuivre, rempli de magazines. Sur le bureau, Koko flaira, avec intérêt, une enveloppe qui venait d’arriver par la poste.

— As-tu découvert quelque chose ? demanda Qwilleran, en se précipitant pour regarder.

Mais ce n’était que la note du téléphone.

Ensuite, Koko se dressa sur ses pattes de derrière pour inspecter les rangées de petits tiroirs, vingt-quatre en tout, avec des boutons en porcelaine. Il en choisit un pour se frotter le menton. Les crocs blancs cliquetèrent sur la céramique. Plein d’espoir, Qwilleran ouvrit le tiroir ainsi désigné. Il contenait une collection de fausses dents en bois. Déçu, le journaliste ouvrit les autres tiroirs et trouva des petites cuillères en argent, un pince-nez, des bijoux démodés et quelques bracelets en cheveux. La plupart des tiroirs étaient vides.

Pendant qu’il était ainsi occupé, une plume vola devant lui. Grimpé sur la tablette supérieure du bureau, Koko s’expliquait avec la chouette empaillée.

— J’aurais dû m’en douter ! Descends de là immédiatement et ne touche pas cet oiseau !

Koko sauta à terre et sortit de l’appartement d’un air hautain en remorquant le journaliste au bout de sa laisse.

— Tu me déçois, lui dit celui-ci. Tu étais meilleur à ce genre d’exercice. Essayons le grenier.

La pièce avait été aménagée comme une vieille grange. Murs tapissés de panneaux en bois, meubles rustiques, lampe à huile, banc et table de ferme. Un bœuf en carton-pâte, relique d’une boucherie du XIXe siècle, contemplait la pièce du haut d’une solive et dans un angle, une poule blanche couvait dans un nid de paille.

Au centre de la pièce, des chaises de tous styles étaient placées en cercle. Qwilleran fut fasciné par leur état de vétusté. Koko se dirigea, sans hésiter, vers la poule blanche.

— Je ne sais pas ce qui t’arrive, mon pauvre Koko, dit Qwilleran, en tirant sur la laisse, les pigeons, les chouettes, les poules, je dois te donner trop de volaille à manger. Viens, partons.

Koko descendit allègrement l’escalier en poussant des clameurs pour entrer dans l’appartement. Yom-Yom lui répondit sur le même ton, à travers la porte.

— Oh ! Non, nous n’avons pas terminé. Nous avons une dernière exploration à faire et cette fois, essaie d’être objectif.

Dans l’appartement de Ben, les meubles étaient rassemblés sans souci de décor. Toutes les surfaces utiles étaient encombrées de petits objets de peu de valeur ; la longue écharpe tricotée de Ben pendait, enroulée, de façon incongrue, autour du lustre, ses franges balayant le sol poussiéreux. Les nombreux chapeaux de Ben, y compris le haut-de-forme et le capuchon de Père Noël, étaient éparpillés sur tous les meubles.

Qwilleran remarqua que la disposition de l’appartement était la même que chez lui, avec en plus un grand balcon donnant sur la rue. L’oreille tendue, il visita chaque pièce, trouva de la vaisselle sale dans l’évier de la cuisine et une mare d’eau dans la salle de bains. Dans le vestiaire, encombré jusqu’au plafond de boîtes et de cartons, il chercha les bottes, mais Ben devait les avoir aux pieds.

— Pas d’indices, ici, dit-il, en se dirigeant vers la porte.

Avant de sortir, il récupéra sa plume rouge et se retourna pour appeler Koko.

— Quant à toi, tu ne m’aides plus. C’est une erreur de t’avoir donné une compagne. Tu perds tes dons.

Il ne s’était pas aperçu que Koko, assis comme un écureuil, tirait sur les franges de la longue écharpe de Ben.